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9 Lives : Institut pour la photographie des Hauts-de-France : derrière l’amour de l’art, des objectifs très politiques

Institut pour la photographie des Hauts-de-France : derrière l’amour de l’art, des objectifs très politiques

Inauguré en grande pompe à l’automne dernier, un centre dédié à la photographie devrait ouvrir ses portes à Lille en 2022, après d’importants travaux d’installation. Un mastodonte dont l’implantation, liée au festival d’Arles et initiée par la Région, suscite encore nombre d’incompréhensions trois ans après sa conception. Retour sur un partenariat tout aussi stratégique qu’artistique.

La photo n’est pas très bien cadrée. L’œil accroche surtout la nappe blanche au premier plan, derrière laquelle sont alignés quatre hommes et une femme sur une scène aérée, à l’ombre d’un platane. C’est à Arles. C’est l’été. Les visages sont détendus, les regards frais. Au centre, le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, est le seul à n’avoir pas tombé sa veste malgré la touffeur ambiante. Il s’apprête, jovial, à annoncer ce qu’on n’hésite déjà pas à décrire comme « l’événement de l’année 2017 dans le monde de la photographie » : la création à courte échéance, dans la métropole lilloise, d’un projet de très grande ampleur mettant l’image fixe à l’honneur.

« Nous avons fait le pari de la culture », rappelle Xavier Bertrand, qui s’est engagé dès le début de son mandat à faire passer le budget consacré à la culture dans sa région « de 70 à 110 millions d’euros en cinq ans » entre 2016 et 2021. Autour de lui opinent, visiblement réjouis, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, le président des Rencontres d’Arles, Hubert Védrine, le maire de la ville, Hervé Schiavetti, et le directeur des Rencontres d’Arles, Sam Stourdzé. C’est à ce dernier qu’il reviendra de faire un état des lieux de la photographie dans la région et de lancer des pistes pour le futur institut, en lien avec le festival de renommée internationale.

En guise d’amuse-bouche, Xavier Bertrand égrène quelques données : une superficie de 6000 à 8000 mètres carrés, un budget de fonctionnement de 3 à 6 millions d’euros par an financé par la Région essentiellement, avec l’ambition de s’inscrire « dans une approche fédératrice des initiatives et des expertises régionales afin de développer la culture photographique auprès du grand public et soutenir la recherche et la création ». Dans l’assistance, plusieurs acteurs historiques de la photographie dans les Hauts-de-France suivent cette conférence, la chique coupée. « On nous avait demandé d’être là pour l’annonce officielle, se souvient Jean-Marc Vantournhoudt, président du Centre régional de la photographie (CRP), basé à Douchy-les-Mines depuis 1982. On y est allés avec nos propres moyens, on a écouté les discours, on n’a servi à rien. Qu’est-ce qu’on aurait pu dire, de toute façon ? »

En matière de culture, Xavier Bertrand veut que ça brille. Rien de moins qu’attirer ce qui se fait de mieux, dans l’une des régions les plus défavorisées de France. En l’espace de quelques jours, l’ancien ministre officialise donc tour à tour la délocalisation à Lille d’un grand festival international consacré aux séries (le très populaire Séries Mania, qui se tenait jusqu’alors à Paris) et celle d’un institut pour la photographie (IPP) voué à se spécialiser dans la conservation de fonds patrimoniaux. A Arles justement, un projet similaire, porté par l’Etat, avait été abandonné en 2012 : la voie est libre pour le futur IPP, auréolé du prestigieux label arlésien avant même d’exister.

Ribambelle de bonnes fées

Anne Lacoste, qui compte parmi les spécialistes françaises de la photographie, accepte de quitter son poste de conservatrice au musée de l’Elysée à Lausanne – elle y a côtoyé Sam Stourdzé plusieurs années, lui qui en fut le directeur entre 2010 et 2014 – pour piloter le projet. Elle s’entoure de personnalités de premier plan, comme d’une ribambelle de bonnes fées pour le futur nouveau-né : Marin Karmitz, célèbre producteur et fondateur des cinémas MK2, réputé proche de Martine Aubry, devient président de l’association de préfiguration ; la présidente de la Fondation photographique bruxelloise A Stichting, Astrid Ullens de Schooten, en prend le secrétariat, tandis que l’investisseur et collectionneur suisse Luc Estenne reçoit la charge de trésorier.

Dans les Hauts-de-France, les acteurs de la photographie, qui composent depuis des décennies avec des budgets infiniment plus modestes, oscillent entre espoir et appréhension : cette superstructure créée ex-nihilo peut-elle créer une dynamique favorable à tous, ou risque-t-elle de les écrabouiller, en aspirant à elle toutes les subventions publiques ? Pour les rassurer, l’IPP crée une commission d’experts régionaux, destinée à l’accompagner dans la définition de ses missions. Celle-ci réunit le CRP/ de Douchy, le pôle photographique Diaphane, en Picardie, et la Maison de la Photographie de Lille, implantée depuis 2003 dans le quartier populaire de Fives.

Mais le torchon en vient vite à brûler entre cette dernière structure et l’IPP, à la recherche d’un site sur lequel se fixer dans la métropole. Les candidatures de Loos, Roubaix, Soissons ou encore Denain sont successivement évoquées. Contre toute attente, le lieu finalement retenu, qui ne répond pas franchement au cahier des charges initial (3600m2, dont 1500 consacrés aux expositions), se trouve… au cœur du Vieux-Lille. « En plein dans le jardin de Martine Aubry !, résume, railleur, un fin connaisseur du dossier. Ce qui lui permet de récupérer un lieu super pour sa ville en terme d’image, logé dans un ancien hôtel particulier – et suffisamment bling-bling pour que Sam Stourdzé veuille bien s’en occuper. » Propriétaire du site, la métropole européenne de Lille (MEL) l’a cédé à la Région pour un euro symbolique, contre réhabilitation. Montant des travaux de rénovation en cours, confiés à un cabinet d’architectes parisiens : 12 millions d’euros.

Règlements de comptes à l’ombre du beffroi

Le directeur de la Maison de la Photographie et du festival des Transphotographiques, directement menacé par la décision imposée, laisse alors éclater une colère homérique. « Nous avons participé à quelques réunions de l’IPP, et vite laissé tomber en comprenant que c’était du vent , raconte Olivier Spillebout. Il n’y avait pas d’ordre du jour, pas de compte-rendu. Tout était déjà décidé, sans aucune concertation possible. » Le conflit ne tarde pas à s’envenimer, sur fond de rancœurs politiques non soldées : au fil des années, la structure d’Olivier Spillebout voit ses subventions municipales et régionales fondre comme neige au soleil, jusqu’à assèchement quasi complet

Que le directeur de la Maison de la Photographie de Lille, caractère ô combien clivant et grande gueule revendiquée, soit l’époux de Violette Spillebout – ex-directrice de cabinet de Martine Aubry lancée dans la course au beffroi contre son ancienne patronne sous l’étiquette LREM – ne doit sans doute pas grand chose au hasard. « Il a longtemps bénéficié des largesses de Martine Aubry, de façon tout à fait injustifiée. Le problème, avec les politiques, c’est qu’ils peuvent être versatiles », s’accordent la plupart des acteurs locaux de la photo. A son rythme de croisière, la Maison Photo a bénéficié de 200 000 euros de subventions annuelles de la municipalité (sur un budget total d’un peu plus du triple) destinés à faire fonctionner à la fois la structure et son festival.

Les mauvaises langues, qui peuvent faire de bons analystes, rappellent également le forfait de feu Pierre de Saintignon, fidèle parmi les fidèles de la maire de Lille, aux régionales de 2015. Pour faire barrage à Marine Le Pen, celui-ci retire sa liste de gauche, arrivée en troisième position, ce qui offre un boulevard à un Xavier Bertrand déjà passionné de photo (mais pas au point de s’être déjà rendu au CRP/, ni au Château Coquelle). Et voilà l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy lesté d’une dette plutôt inconfortable envers la « dame des 35 heures ». « Il a peur de prendre les balles perdues entre Martine Aubry et Olivier Spillebout », assure un expert de la vie culturelle lilloise.

Olivier Spillebout passe à l’offensive : après avoir claqué la porte du comité d’experts régionaux de l’IPP (il y sera remplacé par la galerie Destin Sensible, à Mons-en-Baroeul, et le Château Coquelle à Dunkerque), il dépose un recours devant le tribunal administratif de Lille contre la Région Hauts-de-France. Principal objet du litige : une délibération d’octobre 2018, qui débloque une enveloppe complémentaire de 1,6 million d’euros pour l’IPP. « Il est logique qu’un certain nombre de précautions soient prises, quand on dépense de l’argent public, déroule Manuel Gros, l’avocat de la Maison de la Photographie de Lille. Il y a un manquement à l’obligation d’information préalable des élus, qui doivent se prononcer en connaissance de cause, sur la base d’un rapport. » Les premiers budgets cumulés de l’Institut s’élèvent, en tout, à près de 4 millions d’euros.

« On avait l’impression d’être à Arles »

Où va l’argent ? C’est la question que ne cessent de se poser observateurs et acteurs de terrain. Contactés à ce sujet, Xavier Bertrand, Sam Stourdzé, Anne Lacoste ou Marin Karmitz n’ont pas donné suite à nos demandes répétées. Le président de la région Hauts-de-France aura eu beau peser de tout son poids pour faire avancer ce chantier prioritaire à marche forcée, le tempo initialement envisagé a bien du mal à être respecté. En 2018, l’Institut n’aura organisé qu’un colloque de trois jours, sur les enjeux de la gestion des fonds photographiques. Avant d’ouvrir ses portes au public pour deux mois fin 2019, en configuration provisoire, pour une première programmation de sept expositions (certaines sont coproduites avec les Rencontres d’Arles, dont le budget 2018 était de 7 millions d’euros, provenant à 27% de financements publics), baptisée extraORDINAIRE, qui réunit notamment les œuvres de Lisette Model, Laura Henno, Thomas Struth, Thomas Sauvin ou Emmanuelle Fructus. A la manœuvre, une équipe de douze salariés, renforcée de dix CDD. Budget de fonctionnement pour cette première programmation : 105 000€.

« Au premier vernissage, on avait l’impression d’être à Arles : tout Paris avait débarqué ! », s’amuse encore un acteur régional de la photo. Cette pré-ouverture, qui accueille 25 000 visiteurs en deux mois, est un indéniable succès. « Le lieu a une âme, la programmation était très fine, ce qui en fait une proposition intéressante », juge Paul Leroux, directeur du Château Coquelle à Dunkerque. Une deuxième programmation associant davantage les structures régionales, là encore sur deux mois, devait avoir lieu au printemps 2020. Las ! Le coronavirus est passé par là entre-temps, ce qui l’a repoussée à septembre. Avant un peu moins de deux ans de fermeture pour travaux, et une ouverture définitive à l’automne 2022.

En quelques années, les missions de l’IPP auront largement évolué : il ne s’agit plus désormais que de conservation de fonds photographiques et de valorisation des archives, mais aussi de diffusion, formation à la lecture critique de l’image et soutien à la recherche et la création dans les Hauts-de-France. Chargée de ce dernier volet, Véronique Terrier-Hermann, docteure en histoire de l’art contemporain, n’est autre que… la propre épouse de Sam Stourdzé. Un temps partiel à 15% avec rémunération en fonction, selon une information de nos confrères du site DailyNord. Mais qui fait murmurer, alors même que Sam Stourdzé quitte Arles suite à sa nomination à la tête de la Villa Médicis à Rome. « C’est un proche des puissants, avec un très bon réseau dans le monde politique, observe le patron d’une grosse galerie nationale. En 2014, c’est quelqu’un d’autre qui avait été initialement choisi pour la direction d’Arles, mais c’est quand même lui qui a fini par remporter la mise. Il est malin, il place ses gens, qui lui seront toujours redevables, avant d’aller ailleurs… » Suite à l’annonce de son prochain départ pour la Villa Médicis, le conseil d’administration de l’association de l’IPP a voté à l’unanimité l’adhésion de Sam Stourdzé en qualité de personnalité qualifiée.

Si la figure de la directrice de l’IPP, Anne Lacoste, semble faire l’unanimité pour sa compétence, celle de Sam Stourdzé fait grincer beaucoup de dents. En 2011, la presse suisse évoque un conflit d’intérêt en découvrant que le musée de l’Elysée à Lausanne, qu’il dirige, accueille une exposition (« Fellini, la grande parade ») coproduite par une société qu’il possède, Sam Stourdzé production. Le spécialiste français de la photographie en a également fondé une autre, Wipplay.com, spécialisée dans la gestion et la commercialisation d’images. L’ex-directeur des Rencontres d’Arles jure avoir quitté ses fonctions de directeur général de cette société en prenant les rênes de l’institution lausannoise, au début des années 2010. A l’en croire, il n’a d’ailleurs plus rien à voir avec elle. Manifestement, les liens ne sont pas tout à fait coupés pour autant, comme en témoigne le partenariat de l’IPP avec Wipplay.com.

Page Facebook de L’Institut pour la Photographie annonçant le concours Wipplay

L’élection présidentielle dans le viseur ?

Bon an mal an, l’institut va son chemin. A l’exception notable de la Maison de la Photographie de Lille, les acteurs historiques de la région disent être parvenus à y trouver leur compte. « L’IPP s’est peu à peu positionné sur des choses qu’on faisait déjà, comme l’éducation à l’image ou la diffusion. Ce qui bouleverse forcément les équilibres, sur un marché tout petit. Mais il attire aussi un public qui ne viendrait pas forcément, et on va pouvoir faire grâce à lui des choses qu’on ne pouvait pas se permettre jusque là, résume Horric Lingenheld, de la galerie Destin Sensible, à Mons-en-Baroeul. Si ça peut permettre de faire rayonner la photo dans la région, ça me va. »

La culture comme bras armé de l’attractivité : mais où est-ce qu’on a vu ça, déjà ? « Avec l’institut, son bébé, qui bénéficie d’un régime d’exception, Xavier Bertrand fait du Martine Aubry, remarque un témoin avisé de la vie politique lilloise. Il agit comme un prince, un grand mécène, après avoir misé sur l’emploi. Électoralement, ça peut lui rapporter gros, tant aux prochaines régionales qu’à l’élection présidentielle 2022, à laquelle il pense en permanence. » A condition toutefois que les équilibres politiques n’aient pas changé d’ici là. « Je ne vois pas la Région toute seule mener un tel projet sans avoir sa mairie d’accueil et la MEL derrière lui. L’IPP peut encore capoter », persifle un acteur de terrain.

La directrice du CRP, Muriel Enjalran, n’y croit pas un instant : « Le projet est déjà très engagé, ce serait une gabegie publique de détricoter tout ça. On n’a pas été consultés en amont des réflexions, c’est vrai, mais l’IPP peut agir comme un catalyseur, un augmentateur de projets. Ca fait bouger les choses, ouvre des perspectives. On peut arriver à une certaine complémentarité, soutient-elle en bonne joueuse ». Plusieurs experts, qui jugent tout bonnement inenvisageable un transfert dans le Nord du fameux festival provençal, le martèlent : « L’IPP, désormais, doit trouver son identité en-dehors d’Arles ». Et peut-être même sans Sam Stourdzé, démiurge contesté dont l’ombre tutélaire plane toujours dans l’air.

EN COULISSES

Pour réaliser cette enquête, nous avons sollicité tous les acteurs de la photographie dans la région, et rencontré la plupart d’entre eux. Si les conversations lors de ces entretiens furent toujours riches et passionnantes, elles se heurtaient souvent à une contrainte de taille : la parole n’était pas toujours libre…Emettre publiquement une critique sur l’IPP, même minime, c’est prendre le risque, pour les acteurs régionaux de la photo, de se fâcher avec la nouvelle tête de pont de l’image fixe dans les Hauts-de-France et passer à côté de futures collaborations. Pas évident, pour des structures souvent fragiles et en partie dépendantes de subventions publiques.
Ce climat de méfiance, au demeurant fort compréhensible, allait parfois de pair avec une certaine culture de l’opacité : si la majorité des structures de la photo dans les Hauts-de-France ont accepté en toute transparence de nous parler de leur budget de fonctionnement, que penser de celle qui refuse, préférant nous renvoyer vers la Région ou la DRAC ? Rappelons s’il est utile que ces informations n’ont en principe rien de confidentiel…
Pour aller jusqu’au bout de notre démarche, nous aurions évidemment aimé rencontrer les principaux acteurs de l’IPP. Mais Xavier Bertrand, Sam Stourdzé, Marin Karmitz, Anne Lacoste ou encore Martine Aubry n’ont pas voulu, ou pas pu, répondre à nos sollicitations. Nous le regrettons, et restons bien sûr très intéressés s’ils trouvaient à l’avenir le temps de répondre à nos questions.

9 Lives Magazine du 1 juillet 2020