Jérémy Lempin, raconter les histoires du Nord
Jérémy Lempin, lauréat du Prix Istanbul Photo Award, du Prix Pictures of the Year International, du World Press Photo et du Visa d’or à Perpignan, était lauréat des transphotographiques en 2021, il jongle actuellement entre deux projets en partenariat avec la Maison de la photographie. Le premier, tourne autour de la captation de portraits familiaux à l’argentique, avec l’ambition de couvrir toute la région. Le second implique quant à lui, des ateliers avec des enfants.
Vous travaillez sur un projet de « portraits de familles », pouvez-vous nous en dire plus sur ce travail ? Comment avez-vous rencontré les familles qui participent au projet ?
« Pour celles que j’ai commencé à photographier, je les avais rencontrées à la Maison de quartier de Hautmont. Je leur ai présenté le projet, en expliquant que je suis en lien avec la Maison de la photographie de Lille et la Maison de quartier. Je voulais faire des photos de familles, mais des photos comme on faisait au début du XIXe, à l’ancienne, tout ça à la chambre et en couleur ».
Quelles sont les conditions de ce projet ?
« Les conditions, c’est que les familles soient endimanchées et que je les prenne en photo chez elles, dans la pièce que je choisis. Parce qu’en fait, ça dit beaucoup de choses, l’intérieur des maisons. Donc, l’idée c’est de savoir, à travers le contexte, à travers leurs témoignages, ce qu’elles me disent et ce qu’elles me racontent, comment c’est de vivre en quartier prioritaire de la ville. Comment elles voient la société d’aujourd’hui et ce qu’elles en pensent. Le but, c’est d’avoir une cartographie de ces gens du Nord. J’ai tout de suite dit à la Maison de la photographie : On va être ambitieux. On va le faire sur l’ensemble de la région des Hauts-de-France. Après Haumont, je voudrais que l’on se déplace à Tourcoing et à Dunkerque et dans d’autres villes de la région».
Est-ce vous qui allez les développer ?
« Non, ce sont des couleurs que je fais à la chambre. Elles sont développées par le laboratoire PHOTON de Toulouse avec qui j’ai un partenariat. Les trois premières familles que j’ai faites, c’est plusieurs jours de mise en place. En ce moment, c’est Noël, tout le monde veut être entre-soi, ce que je peux comprendre. En plus, la lumière baisse vite, et le temps n’est pas terrible actuellement… Ces conditions compliquent le projet mais on s’adopte avec l’utilisation de flashs. Après, ce sont des familles, donc il faut que les enfants soient là, et je ne peux faire que trois familles par jour maximum selon les conditions de lumière ».
En parallèle de vos travaux personnels en résidence vous animez aussi des ateliers en centres sociaux, quels âges ont les enfants et de quel matériel disposent-ils ?
« Le public est plutôt très jeune. J’avais dit qu’il fallait qu’ils aient minimum entre dix ans et quinze ans, ou plus. Je crois qu’il y en a une qui avait dix-sept ans. Ces enfants, comme tous les gamins, connaissent un petit peu le monde de l’image, mais sans l’approfondir. Ils ont plus ou moins de moyens, donc j’avais dix gamins, de différentes maisons de quartier et trois téléphones. On a partagé les groupes et donc ils avaient un téléphone pour trois ou pour quatre ».
Comment avez-vous organisé l’atelier ?
La problématique que j’avais en tête, c’était : comment on raconte une histoire avec un début, un milieu, une fin, un titre et un petit texte. Donc, généralement, je me présente, vite fait en quinze minutes, avec les enfants il faut être rapidement dans le concret. Les asseoir, ça ne marche pas trop, et moi, je n’ai jamais été comme ça non plus. Je les emmène dans la rue et je les prends au dépourvu, en leur disant : Racontez-moi, un petit peu ce que vous voulez, entre huit et quinze images, avec un titre et une histoire. Au début je les laisse ce débrouiller et choisir leur thème. Il y a un groupe qui a travaillé sur le sport. Les autres ont travaillé sur la rue. La troisième demi-journée, c’est moi qui impose le thème comme l’architecture ou la mobilité urbaine pour mettre en pratique ce qu’ils ont appris avant et voir si ils ont bien compris comment raconter une histoire. Donc ils se creusent un peu la tête. Après, je les accompagne, je passe dans les groupes et je leur apprends à plus ou moins cadrer. Je leur donne des petits réflexes : se baisser, ne pas hésiter à être curieux, à tourner autour de son sujet. Une fois qu’ils ramènent les images, on fait la partie éditing.
Qu’est ce qui vous a le plus plu durant ces ateliers ?
« Finalement, ce qui est super agréable dans ces ateliers-là, c’est qu’ils sont surprenants, ils vont chercher des choses que l’on n’attend pas. À la fin, on ne se retrouve plus avec trois-cents images, mais quatre-vingts. Donc l’édition est beaucoup plus souple parce qu’il y a eu une réflexion en amont. Après, je me fais peut-être des films, mais quand ils font des photos avec leurs potes, peut-être qu’ils se diront : « Pourquoi j’ai pris cette photo ? Quelle est l’importance de l’image ? De son écriture ? » Ce ne sont que quatre demi-journées, mais à la fin, ils ont compris l’idée de raconter une histoire. Et j’espère que quand ils regardent un reportage dans un journal ou dans un magazine, ils se disent que la personne n’a pas pris de photo par hasard. »
Est-ce que vous aviez des attentes, des aprioris ?
« Aucun parce que moi, je suis originaire de cette région. Mon métier, c’est d’aller vers l’autre. Les difficultés ont plus été sur le matériel, mais on s’est débrouillé avec les téléphones et un ordinateur. La seule limite de ce projet, c’était la météo qui peut être un peu embêtante. Par exemple, s’il pleut à verse. Bon après je suis quelqu’un d’assez rustique, donc je leur dis, vous n’êtes pas en sucre et on va dehors. »
Y a t-il un travail qui vous a marqué plus qu’un autre ?
« Ce qui m’a marqué, c’est qu’il y en avait un dans le lot qui ne semblait pas dedans, il était plutôt désintéressé : il a vu de la lumière, il est rentré. Et finalement, à la fin, c’était lui qui était le plus à fond. J’en parlais avec les intervenants et il me disait qu’il n’arrêtait pas d’en parler. Il a adoré l’éditing. En fait, je suis content, parce que je me dis que j’ai réussi à l’accrocher. Les autres étaient à fond, mais lui, que je croyais totalement désintéressé, à la fin, il était le premier.
On a abordé plusieurs thèmes, toutes les séries étaient plutôt bonnes. Mais après, oui il y a des images qui sont très bien, la série sur le sport, moi, j’ai beaucoup aimé. Parce qu’ à partir du moment où vous leur donnez une créativité, ils vont chercher des trucs, ils vont chercher des angles. À travers des hublots, ou à travers des filets de football. Ils vont se mettre en scène. Je leur ai expliqué que parler de sport, c’est très bien, que l’on pouvait prendre une salle de handisport par exemple, mais qu’il fallait de l’humain dedans. Donc, derrière, ils sont allés voir les gens.
Comment percevez-vous cette nouvelle génération, élevée en ayant des appareils photos constamment avec eux : les smartphones par exemple ? Est-ce que ça change leurs moyens de percevoir, de consommer les images et d’en faire ?
« Eux, ils sont de 2007-2010, donc dès le départ ils ont grandi avec les téléphones, quelque chose que moi, je n’avais pas à l’époque : les réseaux sociaux. Et donc, de l’image, ils en voient tout le temps, quel que soit le type d’image : publicitaire, ce qu’ils appellent le contenu, des photos de sport ou de mode. Finalement, ils ont un œil, que moi, je ne dirais pas forcément éduqué, mais ils en consomment beaucoup sans s’en rendre compte. Qu’elle soit animée ou fixe. Donc l’idée, c’est aussi de réussir à leur faire voir qu’il y a des images, qui sortent du lot par rapport aux autres, tout n’est pas que consommation, qu’il faut ralentir. Donc ce genre d’atelier, il sert aussi à ça : à dire, je peux aussi raconter quelque chose à ma façon en prenant le temps et en regardant autre chose que mon téléphone ».
Et par rapport à l’image d’information et de reportage, comment perçoivent-ils ces objets informatifs ?
« C’est-à-dire que leur téléphone, finalement il devient un outil. Il y avait un gamin qui est venu avec sa tablette, pourtant c’est une tablette de jeu, ça n’a rien d’un appareil photo. On peut aussi raconter des choses autrement. Après il y a aussi le problème sur l’information. Mais ça, c’est dans le monde entier : l’actualité en chasse une autre. Il y a des conflits qui sont à la limite de la téléréalité parce qu’on ne se rend pas compte quand on n’y est pas. Il faut aussi sensibiliser les gamins à ce niveau-là. Après, est-ce que c’est à nous, au collège, ou aux Maisons de quartier de le faire ? Je pense que chacun peut aider. Ces enfants, c’est le futur, ce sont eux qui vont rentrer dans le monde du travail dans quelques années, et voter. Tout ça dans un monde où l’image a une importance essentielle. Et puis, il y a aussi la perception de soi. Maintenant, il faut être tout beau, il faut être refait de partout, il ne faut pas avoir de défauts. Moi, ça me fait marrer, parce que quand vous regardez des affiches publicitaires, il n’y a rien de naturel, ce n’est pas la vraie vie. La vraie vie, c’est nous. Ça aussi, c’est important de leur faire comprendre ».
Propos recueillis par Carla Gaultier Bruxelle