Photographie / L’artiste espagnol interroge notre regard
Joan Fontcuberta, manipulateur d’images
L’ESSENTIEL
Téléphones portables, revues, musées, internet la photographie est partout.
Joan Fontcuberta interroge cette déferlante en nous incitant au scepticisme.
Ses images manipulées en studio ou par ordinateur sèment le trouble et suscitent le débat.
« HERBARIUM »
• La fabrique des fleurs
-Cor • •
ENTRETIEN
Grands paysages romantiques, animaux rares, fleurs somptueuses, ciels étoilés : Joan Fontcuberta photographie superbement la nature. Seul problème : toutes ses images sont fabriquées en studio ou devant un ordinateur. Ce que vous voyez n’est pas ce que vous croyez. Et cet artiste qui est aussi enseignant et commissaire d’expositions a fait de ces manipulations le centre de son travail. Pour nous inciter à la méfiance face à la déferlante d’images.
D’où vous vient cet intérêt pour la falsification ?
Je pense qu’il y aune origine politique.Je suis né dans l’Espagne franquiste, à une époque de censure, de propagande, de gestion très contrôlée de l’information. J’ai appris à douter, à me méfier. A travers mon travail, je me fais l’avocat de la méfiance systématique, surtout face à l’info reçue à travers des moyens « autoritaires » comme la photographie. Je veux dire par là que pour beaucoup de gens, la photographie ne se discute pas : elle est le réél. Alors que c’est toujours une construction humaine, ne fût-ce que par le choix des cadrages, des lumières, etc…
Avec votre travail, vous jetez le trouble sur les images ?
Oui, je deviens un artiste falsificateur aux yeux du public. Donc, je vois mélanger des projets documentaires réels que le spectateur prend pour une imposture et des projets totalement imaginaires que le spectateur prend pour la la vérité. Il faut dire qu’il existe des sujets bizarres. En Corse, par exemple, j’ai fait un sujet sur des personnages de légende, capables d’anticiper la mort des autres. Tout le monde pense que je l’ai inventé. Or, il y a là tout un fonds culturel bien présent. Je ne fais qu’exagérer l’aspect fictionnel.
A Lille, vous présentez vos grandes « Constellations »…
Les Constellations sont un hommage à ces images du ciel qui ont fasciné les peintres et les photographes. Les miennes sont réalisées avec les moustiques écrasés sur mon pare-brise. Quand j’arrive chez moi, je rentre dans le garage, j’éteins la lumière et je place un papier photographique derrière le pare-brise. Je joue ensuite avec une lampe de poche qui imprime directement la trace des moustiques sur le papier, le reste étant d’un noir absolu. On se retrouve donc avec des ciels étoilés romantiques, qui chez moi, ont un rapport direct avec l’idée de mort et de vitesse.
Si vous les présentez comme traces de moustiques écrasés, elles n’intéresseront personne…
La photo a une nature d’empreintes, d’où l’idée qu’elle dit la vérité. Ici, on voit des empreintes, mais illisibles, elles deviennent spéculatives. Il y a l’équivoque, l’ambiguïté. La photo est un processus technique devenu tellement simple que la valeur de l’image se déplace au concept, à l’effort intellectuel pour créer un sens. Tout est question d’intention.
Tout le monde peut manipuler les images par ordinateur. Qu’apportez vous de plus ?
On commence seulement à comprendre de quoi il s’agit dans ce domaine. Photoshop, c’est une forme automatisée de ce que le photographe a toujours fait dans le secret du labo. Ce qui m’intéresse , ce n’est pas d’utiliser cela mais de voir où on peut arriver avec cela. Dans mes paysages, je génère un montage qui, tout en se passant de l’acte photographique lui-même, a la force du réel.
Quelle est encore la place de la photographie dans tout cela ?
A dix ans, la plupart des enfants ont accès à un téléphone portable, avec lequel on peut faire des photos. Avec ceux-ci, on ne photographie plus pour garder une trace mais pour envoyer et jeter. Pour dire aux autres : je suis ici, voici ce que je vois, ce que je fais. Cela change le sens de l’image. Il y a désormais un coté kleenex, immédiatement périssable. On touche là à plein de contradictions et c’est çà qui m’intéresse.
Pourquoi laissez vous toujours des détails qui permettent de se douter qu’il y a manipulation?
Je veux donner des pistes. Je veux provoquer un processus dans lequel le spectateur va découvrir et apprendre en visitant l’exposition. J’ai envie qu’au début, il soit ébloui par la beauté des paysages. Puis qu’ensuite, il commence à douter. Ce processus est très important comme façon d’aborder le scepticisme face à l’image.
Jean Marie Wynants