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Maison de la Photographie / Lille / Hauts-de-France
 

Le Monde : Une certaine France vue par Raymond Depardon

Une certaine France vue par Raymond Depardon

Reportage. « Réunir et montrer les différences », c’est le message qu’a voulu donner le photographe en dressant un portrait politique de la France. Au volant de son camping-car, il a sillonné les routes pendant quatre ans.

 

Le brouillard matinal ne s’est pas encore levé sur la D937, entre Béthune et Nœux-les-Mines (Pas-de-Calais). Au volant de son camping-car, Raymond Depardon roule doucement. Son œil furète. « C’est pas mal, ça. » Café-friterie Le Brazza. Il regarde mieux, fait la moue. « Non, c’est trop net. Ils ont tout refait. » Le véhicule reprend sa route, l’œil de Depardon poursuit sa quête. Et tombe net sur ce Couscous royal aux portes closes, aux vitres épaisses de poussière, barrées d’un écriteau « A vendre ». En face, les maisons étroites à un étage ont été désertées, elles aussi. « Ouh, là, c’est bien. On va se garer. » L’image du Couscous royal abandonné dans le brouillard, sur le côté de cette départementale usée par le passage incessant des poids lourds au cœur du bassin minier, rejoint la musette du photographe. Petite pièce du puzzle de la France que Depardon se donne quatre ans pour constituer.

Ce pari magnifique et fou est né en Italie. Il réalisait alors une commande sur le Piémont, et, tout à trac, en pleine prise de vue, il s’est dit qu’il n’avait rien à faire ici, qu’un autre paysage l’attendait, juste de l’autre côté de la frontière. La France, »sa » France. La regarder, la retenir, la transmettre. « La France, je l’ai trompée, je lui ai espacé mes visites, comme on le fait avec de vieux parents auxquels on promet toujours de revenir le week-end prochain. Les semaines et les années passent, on part ailleurs, loin. Et puis un jour, on sent qu’il faut y aller. Parce que, sinon, ce sera trop tard. Ce projet, pour moi, c’est devenu une nécessité. » Il en a convaincu le ministère de la culture et le Crédit commercial de France, qui, tous deux, se sont engagés à financer sa production.

Et le voilà, au rythme de quatre mois par an, à sillonner dans son camping-car les routes du pays. Le travail qu’il vient d’effectuer sur la région du Nord-Pas-de-Calais est visible jusqu’au 25 juin à Lille, à l’Hospice Comtesse, dans le cadre du festival des Transphotographiques.

Sur la carte routière épinglée au tableau de bord, il a cerclé de rouge quelques lieux à ne pas manquer, mais il fait avant tout confiance à son instinct de chasseur d’images. Il passe, repasse plusieurs fois au même endroit, se perd pour mieux trouver ce qu’il cherche, l’ombre douce ou le pommelé d’un nuage, contredisant sans scrupule la voix féminine de son GPS ­ « Faites demi-tour dès que vous pouvez » , lui enjoint-elle. « Tais-toi, tu m’énerves », répond-il.

Quand l’œil fatigue, il déjeune d’un plat du jour au restaurant, picore les nouvelles dans le journal local, prête l’oreille aux conversations de zinc de ses voisins, sans oublier les deux haltes rituelles, celle du matin à la boulangerie, pour le pain au chocolat, celle de la fin d’après-midi, en bordure de chemin, pour tremper un sachet de thé dans un des gobelets en plastique de sa ménagère de camping-cariste. Un parking désert à l’ombre d’une église ou sur une petite place de centre-ville l’accueille pour la nuit. Il se couche et se lève tôt ­ « C’est important, la lumière et la vie du matin » ­ et s’interdit de dormir deux nuits de suite au même endroit. « J’ai besoin d’errance et d’intranquillité. »

Le projet s’appelle « Portrait politique de la France ». Raymond Depardon aime ce mot, « politique ». Il y met l’homme, ­ « la France à hauteur d’homme », dit-il, son territoire, sa façon de le vivre et d’y vivre. Un coin de rue, une place, une entrée de ville, une zone industrielle, des poteaux télégraphiques, la signalisation, des affiches de journaux, la devanture d’une charcuterie ou d’une boulangerie, et des cafés, beaucoup de cafés. Depardon a une tendresse toute particulière pour les cafés. « Cela dit tellement de choses, un café. C’est un lieu où on discute, on débat, c’est un des rares endroits ouverts, machistes. Ce que j’adore, dans les cafés, c’est leur nom. Le Penalty, Le Rallye, Le Café des sports, Le Marronnier, Le Bistrot des amis. »

Il en a déjà capturé des dizaines, des pimpants avec leur façade jaune poussin sous le gris du ciel, des laids, des coquets, des ordinaires, des avec Mobylettes devant, des couverts d’affiches de Loto, de magazines à scandale ou de Télé 7 jours« Ce bistrot, cette rue sont rattachés à quelque chose de plus grand, de central, qui s’appelle un territoire. Je veux à la fois réunir et montrer les différences. Par exemple, quand je suis arrivé à Berck, il ne faisait pas beau, le littoral était moche, j’étais dans le vent. Je n’ai pas bougé. J’ai attendu. Et j’ai commencé à prendre goût à ce sentiment d’être parachuté comme un Martien dans une ville très exotique pour moi, et où, en même temps, j’étais chez moi. Qu’est-ce qui fait que je suis chez moi ici, que je me sens en France ? C’est ça que je veux faire passer. »

Ainsi a-t-il attendu longtemps que la lumière lui convienne pour enfermer dans sa boîte à images la vitrine de l’épicerie Au Petit Dépanneur ­ « Ce nom, déjà, c’est bien, c’est vraiment bien » , murmure-t-il, à Bully, Pas-de-Calais. La première fois, l’ombre était « un peu creuse » , et un méchant reflet gâchait l’affiche de France Dimanche ­ « Estelle dans les bras d’un autre homme » ­ et celle d’Ici Paris ­ « Rainier, son tragique destin » : « Il faut qu’on puisse lire les titres. C’est là qu’il y a de la politique. » Et il explique : « J’ai l’impression que quand l’ensemble sera terminé, du nord au sud, d’est en ouest, cela dira quelque chose de partiel, de partial sans doute, sur la France et sur la façon dont nous y vivons. La France, il faut l’aimer sans complaisance, sans sentimentalisme. Il faut la défendre. Il n’y a plus de romantisme, de mystification de ce pays. Ce n’est plus la France gaullienne, la France avec un grand F. C’est une puissance moyenne, elle n’est plus seule au monde. Il y a quelque chose de moins sacré, au fond. »

Il dit­ – c’était avant le référendum sur le traité constitutionnel­ – avoir le sentiment qu’on n’y vit pas si bien, dans cette France, et il veut aussi traduire cela dans ses photos. L’œil politique de Raymond Depardon a saisi cette vitrine en plein centre de Douai, dans le Nord, avec son enchevêtrement de chemises de nuit en Nylon, ses culottes couvrantes pour dames et ses patrons de blouse à fleurs, cette devanture de boulangerie où le pain au chocolat est à 35 centimes d’euro, alors qu’il paie 1 euro celui qu’il achète à Paris, ou encore ce sac de 25 kg de pommes de terre à 3 euros devant une épicerie de Liévin, dans le Pas-de-Calais.

Il a aimé les grosses lettres orange « Farces, attrapes, cotillons, modèles réduits, jouets » sur la tôle bleu clair de ce magasin de Lens, à deux pas du stade Bollaert, qui disent en une image la fête et le rire du samedi, l’odeur des baraques à frites et le flonflon des fanfares. Il a aimé aussi le rose mauve soigné de Coquine, Institut de beauté, sur la façade grise et lézardée d’une maison de Calais. « Montre-moi tes vitrines, je te dirai qui tu es. Chaque région a son commerce, qui est révélateur des gens qui y vivent. La politique, c’est aussi cela, regarder avec quoi les gens se distraient, ce qu’ils lisent comme magazines, quel est leur luxe, comment ils dépensent » , explique-t-il.

Mélancolique, la France de Depardon ? « C’est mon risque. De manière instinctive, il y a des choses qui me font m’arrêter. Il faut que je photographie à la fois ce qui va disparaître et ce qui se banalise, par exemple un lotissement, des paraboles, des entrées de ville. La couleur, justement, empêche la nostalgie ou le passéisme. »

Dans les petits bouts de France de Raymond Depardon, à côté des boutiques et des cafés, on trouve aussi cette photo d’un calvaire droit sorti du XIXe siècle et désormais perdu au beau milieu d’une zone industrielle, entre l’enseigne d’une grande surface de discount et un gigantesque parking. On devine l’histoire du territoire, le grignotage régulier de la ville sur la campagne. « Avant, dans les années 1960, il n’y avait que cela, la ville ou la campagne. Maintenant, il y a la ville, la campagne et la zone industrielle. »

Et puis, il y a les gens. Il hésite encore à les retenir pour son portrait, mais il pressent qu’ils lui seront nécessaires, parce que « le personnage vivant casse la nostalgie » . Devant la façade d’une petite maison dévorée par une antenne satellite, dans la Cité des 50, à Verquin, au pied du terril, Raymond Depardon a demandé à Gilbert, l’ancien mineur, s’il pouvait le photographier. Gilbert ne savait pas quoi faire de ses bras, il les a croisés sur sa chemise à carreaux, a serré l’un contre l’autre ses deux pieds chaussés de pantoufles, à carreaux elles aussi. Gilbert lui a expliqué qu’il allait voter non au référendum, parce que, depuis des années qu’il est volontaire aux Restos du cœur, il en a marre de voir les files d’attente s’allonger. Sa femme, Augustine, rentrait tout juste de sa visite quotidienne à la maison voisine, où vit une veuve de mineur devenue infirme, à laquelle elle apporte le déjeuner. « Elle est là depuis quatre-vingt-deux ans, c’est là qu’elle est née, et quand sa mère est devenue veuve, elle lui a laissé la place » , a expliqué Gilbert. Bien droite à côté de son vélo, avec son gros gilet de laine, tricoté, fermé sur sa blouse ­ « Je ne suis pas habillée comme il faut pour la photo » , s’est-elle fâchée, Augustine a rejoint elle aussi le puzzle national de Raymond Depardon.

Derrière elle, sur la photo, on aperçoit les fils électriques qui zèbrent le ciel bleu limpide, les pantalons de survêtement et les tee-shirts multicolores qui sèchent sur un fil, le fond brique des maisons de mineurs et les fleurs rouges du jardin dans le vert éclatant du printemps. « Vous le direz qu’on est bien ici, hein ? Parce que le nouveau maire, il veut la détruire, cette cité ! », a lancé Gilbert au photographe.

Raymond Depardon aime ces rencontres, ces petites phrases échangées qu’il note sur un carnet. Alors qu’il s’était installé avec tout son matériel face au bar Le Cluny, à Calais, devant lequel patientait un magnifique vélo rose, son propriétaire est sorti et s’apprêtait à repartir avec, quand il a aperçu le photographe. « Le vélo, c’est celui de ma femme », s’est-il excusé. « Ne partez pas tout de suite, je veux le prendre, votre vélo », lui a dit Depardon. « Bon, d’accord, et moi, comme ça, je retourne boire un coup ! », s’est réjoui le mari. Un autre jour, c’était devant le Café de la mairie, à Verquin, sur la vitrine duquel on pouvait lire l’annonce du « thé dansant du dimanche, avec l’orchestre d’Edziv Paskiev, organisé par l’association Nord-Pas-de-Calais – Pologne » , à côté de celle du « concours de belote à la Salle du temps libre » et du placard à en-tête officiel de la « Fédération des anciens des forces françaises en Allemagne et en Autriche, Rhénanie, Ruhr, Tyrol ».

La patronne du bistrot est sortie et a dévisagé d’un air mi-inquiet, mi-curieux, l’étrange silhouette courbée sur sa chambre photographique, la tête cachée sous un drap noir. « Mais pourquoi il photographie la cour ? », a-t-elle demandé, dubitative. « Non, non, je photographie le village. » ­ « Ah, ça, c’est bien, vous dites ‘village’, a répondu la dame. Moi, j’suis d’ici. Même si on en part, vous savez, on y revient toujours, à son village ! »

Raymond Depardon a souri. Enhardie, elle a regardé de plus près ce drôle de bonhomme, avec ses chaussures qui rebiquent et son pull de laine distendu, qui n’en finissait pas de régler son trépied, de vérifier les niveaux, avec des gestes précis et lents d’artisan. Elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir, derrière lui, ce qu’il pouvait bien regarder, comme ça, au travers du cadre qu’il traçait dans le vide avec ses mains, un oeil mi-clos, puis qui attendait. Attendait que la voiture passe ou que l’enfant traverse, que le ciel se voile ou que le nuage s’écarte, reprenait ses réglages et, soudain, appuyait sur le déclencheur. Elle a bien dû se demander aussi pourquoi il avait saisi au vol, avec l’autre appareil qu’il porte toujours autour du cou, le camion chargé de sacs de charbon qui passait par là. « Formidable ! ça fait longtemps que je n’en avais pas vu un comme ça ! », s’était-il écrié, heureux comme un môme.

« Et au fait, c’est comment votre nom ? » , lui a demandé la dame.

­– Depardon.

­– Depardon, vous dites ? Ah, alors ça, à trois lettres près, vous étiez célèbre, vous ! »

Le Monde du 9 juin 2005 / Transphotographiques 2005